Squat
C'était rien, à peine quelques heures éparpillées sur quelques après-midis.
Le temps de découvrir, la rage au ventre, les murs lépreux, les flaques de pisse, l'obscurité des couloirs humides. La crasse sans nom, et les charpentes à nu, les vêtements qui pourrissent suspendus aux grillages, la suie, le froid qui mord,la façade béante, et les tuyaux tordus qui crachent cette fumée noirâtre à peine tiède, qui enfume les pièces, brûle les yeux, noircit les mains.
Les gamins qui se bousculent, les croutes autour de leur bouche, la morve sur leurs doigts, pieds nus dans des chaussures ouvertes à la lame.
Le temps d'avoir honte que ça existe ici, à quelques kilomètres de chez moi, dans le silence des jours, et de n'avoir rien su.
Le temps, aussi de passer au-dessus de la pitié facile, de trouver autre chose. D'oublier la saleté alentour, et voir les visages, apprendre les prénoms.
Serrer des mains, parler un peu, parce que c'est difficile quand on n'a pas les mêmes mots. Dire " vous".
Mais avec les petits, jouer, et rire.
Dessiner des princesses, des voitures de course, des loups et des poissons, des chats, des forêts. Mais toujours, en premier, on m'a demandé des maisons, solides, avec des palissades autour, des grandes portes, un toit avec des tuiles. Des grandes maisons, pour chacun, coloriées à grands traits joyeux, en boule sur une bâche.
Creuser pour retrouver l'enfance, quand vous revenez d'avoir fait la manche, des pièces de centimes dans les poches. Et savourer vos grimaces, vos jeux, vos courses, vos danses bouffonnes, vos langages inconnus.
Le temps d'apprivoiser à peine les pièces sans murs, sans lumières, sans chaleur, pour y trouver votre présence.
A la télé, dans les journaux, on parle de l'identité nationale, on définit la France en majuscules, en grands guillemets guignolesques, on s'insurge, on se défend, on astique de grandes devises, on répond, on reprend, sur de beaux fauteuils, on nous explique la république, liberté, égalité, fraternité.
Sur le bureau de monsieur le préfet, on a signé votre avis d'expulsion, et dehors c'est l'hiver. Un samedi, je viendrai et vous serez partis, sous peu, dans deux jours, ou la semaine suivante, ou celle d'après. Je ne saurai pas, et sûrement je ne vous reverrai jamais, et c'est une autre honte qui m'arrive, bien pire que celle de ne pas vous avoir Vu, celle de rien pouvoir faire.
Celle d'être ici chez moi, avec de pitoyables mots silencieux.
Pardon.